Francis Hallé : « Se libérer du règne de la mesure et renouer avec la sensibilité »

« On ne défend bien que ce que l’on a appris à aimer », assure le botaniste Francis Hallé, qui vient de fêter ses 83 ans. À l’ombre d’un grand chêne, celui qui n’a cessé de se battre pour la défense des forêts nous a parlé de beauté et d’émerveillement…

Quelle place donnez-vous à la beauté dans votre travail ?

Elle est essentielle. Et je constate que l’émerveillement, à mesure que les années passent, prend de plus en plus d’importance. J’en suis à prétendre que la beauté devrait faire partie intégrante de la biologie et de l’écologie ! Malheureusement, dans le milieu académique, on n’en tient absolument pas compte. Tout au long de nos années d’études, on nous a dissuadés de s’intéresser à la beauté. Nos professeurs à la Sorbonne nous disaient de nous méfier de « ces sentiments subjectifs » qui allaient entraîner « des raisonnements faussés ». Pour eux, la beauté c’était bon pour les enfants, les artistes, les poètes mais surtout pas pour les scientifiques.

Avec le recul, je leur en veux terriblement. Ces abrutis m’ont fait perdre un temps fou ! Il faut des années pour se débarrasser des schémas et des dogmes que l’on vous a enseignés. Les Anglais ont été plus malins que nous. Ils ont montré qu’en biologie la beauté avait un sens précis : elle prouve que l’évolution et la phylogenèse ont bien fonctionné.

En écologie, on a aussi tendance à tout mesurer : la fonte des glaces, la hausse des températures, le nombre d’hectares de forêt détruite…

Oui, on énumère en permanence des chiffres, on calcule, on fait des courbes. Je n’ai rien contre, mais cela ne dit pas tout du monde. Je crois qu’il faut se libérer du règne de la mesure. D’ailleurs, je suis très heureux de voir que de plus en plus de scientifiques expriment, maintenant, leur sensibilité. C’est un des côtés enthousiasmants de notre époque. La science et l’art tentent de se rapprocher. On cherche nos points de rencontres plutôt que nos différences. Ce n’était pas le cas il y a vingt ans.

Quel est votre sentiment devant l’engouement actuel pour les arbres ?

J’en suis très heureux. Cela faisait longtemps que j’attendais ce mouvement. Par contre, je n’arrive toujours pas à savoir d’où il vient et comment il est apparu. C’est très mystérieux. Le livre de Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres (les Arènes, 2017), avec ses grandes affiches dans le métro parisien, a sûrement joué un rôle. Mais il n’explique pas tout. Aujourd’hui, les journaux font tous des hors-séries sur les arbres. Les éditeurs n’arrêtent pas de publier des livres. On croule littéralement sous les publications. Il y a trente ans quand je faisais une conférence sur les arbres, ça n’intéressait pas grand monde. Maintenant, les salles sont pleines, le public est très intéressé et me pose énormément de questions.

« L’attention aux êtres vivants se pratique, l’émerveillement est un art qui s’aiguise. »

Qu’est-ce qui a changé ?

Les gens ont pris conscience qu’ils avaient besoin des forêts. Ça a été particulièrement visible cette année pendant le confinement. Ce sursaut est bienvenu. Si les gens s’intéressent aux arbres, il y a une petite chance pour qu’on les respecte un peu plus. J’ai un jugement très sévère sur le rapport de l’être humain aux arbres. On a tout détruit. Il n’y a presque plus de forêts primaires sur la planète. Toute ma vie, j’en ai été le témoin malheureux. Je l’ai vu en Afrique, en Asie, en Amérique. Des zones entières où j’allais faire des recherches, il y a dix ou vingt ans, n’existent plus. Des forêts magnifiques ont été rasées, remplacées par des parkings, des supermarchés ou des plantations. Quand j’étais jeune chercheur en Côte d’Ivoire, on trouvait encore de très belles forêts dans la banlieue d’Abidjan, maintenant il n’y a plus rien, juste du béton. Les arbres n’ont pas d’autre ennemi que l’être humain. Mes collègues forestiers disent que j’exagère, qu’il existe aussi des catastrophes naturelles ou des parasites mais je ne suis pas d’accord. L’intensification des feux de forêts et des tempêtes est causée en grande partie par le dérèglement climatique. L’explosion des pathogènes est liée aussi aux développements des plantations. Tout ça, c’est de notre faute.

Récemment, vous avez signé plusieurs tribunes sur les plantations d’arbres. Pourquoi ?

Je n’ai rien contre les plantations d’arbres — nous avons besoin de ressources en bois — mais je ne supporte plus la propagande des industriels qui tentent de les faire passer pour des forêts alors que cela n’a strictement rien à voir. Les plantations sont un système artificiel, dépendant des humains, sous perfusion d’engrais et de produits phytosanitaires. Elles ont une vocation purement économique et leur biodiversité est très faible. Partout dans le monde, ces plantations progressent aux dépens des forêts naturelles. Elles sont même l’une des principales causes de la déforestation. Elles ne freinent pas non plus le réchauffement climatique puisque le carbone des forêts détruites retourne dans l’atmosphère, tandis que les plantations, exploitées selon des rotations rapides, deviennent des sources de CO2 et non plus des puits de carbone.

À l’inverse, vous proposez la création d’une grande forêt primaire en Europe, d’où vient ce projet ?

En visitant la forêt de Bialowieza en Pologne, j’ai été littéralement ébloui par la richesse de son écosystème, sa grande faune, ses bisons. C’est la dernière forêt primaire d’Europe mais elle est grandement menacée. Le gouvernement polonais vient d’autoriser la reprise des coupes forestières.
Face aux risques de la voir disparaître, nous voulons, avec mon association, en recréer une autre. Nous cherchons un terrain de 70 000 hectares dans une zone transfrontalière avec la France. Dans cet espace, nous souhaitons laisser une forêt intacte évoluer de façon autonome, en renouvelant et en développant sa faune et sa flore sans aucune intervention humaine pendant plusieurs siècles. Rien ne sera planté ni prélevé. Nous ferons aussi très attention à ce que ce projet soit bien accepté par la population vivant à proximité.

 

Nous avons reçu de nombreux soutiens. Nous sommes également en contact avec la Commission européenne. On me dit parfois que 70 000 hectares, c’est énorme. J’invite à relativiser. Cela équivaut à un territoire de 26 kilomètres sur 26, soit la taille de la petite île de Minorque en Méditerranée. Cette superficie est d’ailleurs indispensable d’après les zoologistes pour espérer voir revenir un jour la grande faune sauvage comme les aurochs ou les bisons.

Plusieurs événements internationaux sur la biodiversité sont prévus cette année : le Congrès mondial pour la nature à Marseille et la COP15 en Chine. Qu’attendez-vous de ces rencontres ?

Pas grand-chose… Les COP sont souvent des échecs monumentaux qui coûtent très cher. Avec cet argent, je me dis parfois qu’on ferait mieux d’investir dans les classes primaires pour expliquer aux enfants la qualité et la richesse d’un arbre ! Selon une étude récente, les enfants aux États-Unis connaissent des centaines logos de marques mais pas un seul nom d’arbres. Enseigner dès le plus jeune âge l’amour des arbres est une priorité bien plus importante que tous ces grands raouts internationaux…

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