Le Marquis d’Aubenas

Je me souviens du vieux Marquis d’Aubenas ; un vieux boiteux savant qui tirait sa richesse des forêts de châtaigniers. Il est vrai que l’homme aimait ses arbres, avec une sorte de  dévotion qui le rendait un peu ridicule…. Mais j’étais jeune et ne voyais à l’époque que la peine et le maigre revenu que nous tirions avec mon père de la récolte des bogues ; satanée récolte qui meurtrissait nos doigts à s’en décoller les ongles et je ne parle pas de nos pauvres pieds sabotés usés par la rocaille. Mais le personnage du Marquis ’tortignague’ comme nous l’appelions entre nous, me fascinait. Son allure me fascinait tout autant que le sens des curiosités qu’il portait à toutes choses. Un érudit fantasque au Siècle des Lumières…

L’homme de noblesse, caractère qu’il partageait avec ses arbres, paraissait sans âge et tout comme ses arbres il était sec et noueux mais de belle allure.  Poudré et ‘perruqué’ comme une chouette des Amériques, il cocotait des parfums qui m’étaient parfaitement inconnus : « des fragrances célestes de sa composition » se plaisait-il à rappeler….tout en se lissant la moustache avec malice.   

Monsieur le Marquis était un inventeur et ce sont ses inventions qui illuminent encore aujourd’hui les souvenirs de ma jeunesse ardéchoise.

Il savait insuffler son enthousiasme et ses passions, argumenter du bien fondé de ses projets, toujours, avec tous et chacun. Il rêvait à faire l’oiseau et dépensait des fortunes en mécanismes infernaux. Je me souviens d’ailleurs des échanges fiévreux entre notre Maître et son confesseur, le bon Abbé du Taillé : « Vos desseins vaporeux » pourraient vous conduire à la ruine Monsieur le Marquis …certes l’abbé, mais ils valent bien les élucubrations de vos sermons d’ecclésiaste… » . Nous nous amusions de ces considérations scientifiques et de ces grands débats entre le gros curé et le sec Marquis ; on aurait dit une fable entre un navet et une tige de céleri.

Le Marquis d’Aubenas avait fait aménager dans l’aile sud du Château du Taillé, une chambre immense ainsi qu’un atelier rempli de curiosités ; il appelait l’endroit sa chambre à air…un espace tout entier dédié à son projet de machine volante qu’il s’employait à améliorer, jour après jour, seul, en secret, sans contrainte, en toute liberté. Personne ne pouvait y pénétrer suscitant par là-même la curiosité de tous. Nous attendions cependant avec la plus vive impatience le jour choisi par le marquis pour mettre en branle sa machine à voler. 

Ce fut enfin le cas à l’automne de l’année 1751 ; Ce jour de grand vent venu des Alpes, jamais je ne l’oublierai ; Toutes les âmes du village s’étaient réunies au sommet de la colline du Moulin de Paillas ; des plus âgés aux nouveaux nés. Monsieur le Marquis avait donné congé général comme on appelle à la conscription. Un jour de grâce générale. La machine volante était là, posée sur deux roulettes et tractée par quatre puissants chevaux ardennais. Le Maître en tenue militaire de grand apparat nous salua, visiblement satisfait de son audience. L’Abbé assura la bénédiction de la foule ainsi que celle de la machine bien entendu. Puis le marquis nous expliqua les effets attendus du foehn, le vent de nos montagnes, sur la voilure de son inquiétante monture. Les sciences de l’éolien, lesquelles occupaient les nuits de notre maître, ne semblaient avoir pour lui plus aucun secret :

«  mes amis, l’air chaud du vent d’est, aura pour effet, grâce à la traction et à la vitesse de buller la membrane et soulever la machine » .  L’abbé nous traduisit le langage de science; Il s’agissait de gonfler la voilure …tout simplement.

Le maître juché sur son bolide, le cortège s’élança avec fracas, puis s’éleva comme attendu de quelques mètres et le temps de parcourir quelques arpents. Le rêve d’Icare nourri par le Marquis fut exaucé et fort heureusement sa destinée fut heureuse et l’atterrissage sans dommage. Ce fut en effet l’un des plus beaux jours de ma vie. 

Eric Monget.

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